Nous l'avions vu déménager avec soulagement. Non pas qu'il faisait du bruit, et entendre par le biais de la VMC ses gammes au piano ou au violoncelle me plongeait dans des souvenirs plutôt agréables. Mais il était collant, "gluant" disais-je, débarquant le soir, restant des heures malgré mes lourdes allusions à notre fatigue incommensurable. Il fallait ruser pour ne pas le croiser dans les couloirs, guetter en entrouvrant la porte avant de sortir de l'appartement, malheur si l'on tombait sur lui, on ne s'en dépêtrait plus.
Il y a quinze jours, partant guillerette au bureau, je jette un œil sur les boites aux lettres.
Horreur, il est revenu ! Est-ce lui ? Un homonyme ?
Une semaine passe, tranquille... Rien...
Ding-dong, la sonnette de la porte d'entrée retentit dans le silence. Qui peut venir à cette heure tardive ? Je traîne dans ma vieille
serpillère chérie, JP plongé dans un projet de carte de voeux se lève au deuxième ding-dong, regarde par le judas. Je l'interroge du regard "Qui ?" Une silhouette campe, statique, massive "aucune idée chuchote t-il." Nouveau ding-dong, il faut ouvrir, je pense dégât des eaux !
Gérard ! Sourire niais accroché sur son visage légèrement penché de côté, tout fier de sa bonne surprise "Coucou ! C'est votre ancien voisin ! Votre ami !"
Le Boulet !Vingt trois heures, on n'est pas sorti de l'auberge !
Il raconte son chômage, l'installation chez un ami qui brutalement un soir le met à la porte, son désir de retrouver le studio qu'il louait ici, sa joie de revenir, nos futures soirées ensemble... petit à petit l'angoisse m'enveloppe, JP adossé au mur s'endort lentement. Debout, content de lui, son regard visqueux me fait horreur, l'heure n'en finit pas de passer et, de l'allusion, je passe petit à petit à une injonction accompagnée d'une poussée franche de la main sur son épaule, vers la porte de sortie que je referme d'un double tour de clef. Minuit passée, nous nous regardons effarés.
Une semaine passe, sans nouvelle "Bonne nouvelle !"
Bien sûr il a tenté à deux reprises de nous contacter par téléphone, mais rien de plus. Alleluiah !
Samedi, dix heures, matin calme, C. se réveille, G. barbote dans le bain, JP et moi surfons avec délice sur nos ordinateurs respectifs, sirotant nos thés et cafés.
Ding-dong !
D'un coup, un vent glacé s'abat sur nous, silence, plus personne ne bouge.
Ding-dong !
Sans bruit je me lève, soulève doucement le cache du judas... il est là, masse sombre immobile.
Juste ciel !
Ding-dong-ding-dong-ding-dong... il carillonne frappe sur la porte, nous sommes statues de sel, Chamade les quatre pattes plantées sur le carrelage ne frémit pas d'un poil.
Un dernier ding-dong, la porte de l'ascenseur qui se referme, soupirs de soulagement, nous reprenons vie.
Vers vingt deux heures la sonnette retenti à nouveau, puis le lendemain matin, le soir jusqu'à près de minuit. Nos téléphones sonnent à intervalles réguliers, nous laissons sonner, attendons ses messages joyeux "c'est votre ancien voisin, huhuhu, qui est de nouveau votre voisin hihihi", un cauchemar.
Alors, hier soir, alors que la sonnerie du téléphone, de d'entrée, de l'immeuble a déjà sonné vingt fois, le sachant l'oreille collée à notre porte guettant le moindre bruit, de guerre lasse je me lève.
J'ouvre la porte, il est là tout content d'avoir réussi.
Calmement, le regardant dans ses petits yeux de fouine...
"Mais Gérard, si l'on ne t'ouvre pas la porte... c'est que l'on a pas envie de te l'ouvrir.."
Il me regarde hébété, sa bouche s'ouvre lentement.
"Tu n'as pas compris ça ?"
Et doucement je referme la porte.
Je vais me rasseoir, abattue.